C'est difficile de flirter dans une langue non maternelle (2)
WUH to CDG
Apparemment, les “codes lesbiens” que j’ai acquis en Chine depuis mes quatorze ans ne fonctionnent pas pareil en France, ou bien, les codes ont les mêmes fonctionnements mais c’est à cause du corps qui les adopte est différent: malgré mon coupe de cheveux et style de vêtements plutôt “masculin”, j’étais souvent passé pour un garçon ado ou une fille asiatique “nerd”. Ici, je n’étais pas assez féminin.e pour être “fem” et trop ordinaire pour être “butch”, ou bien, toutes les nuances de ces codes discrets ne sont pas censées de se présenter sur un corps asiatique. Quitter la Chine signifie pour moi de quitter la petite communauté lesbienne que j’ai construit à l’université, de ne plus pouvoir me répertorier grâce à des sites internets, des références et argots en communs, d’avoir perdu le refuge identitaire.
C’était l’été 2007, se cachaient dans l’obscurité d’une salle de cinéma, j’ai embrassé pour la première fois une fille, elle était d’abord ma meilleure amie puis devenue ma première petite copine. Je me souviens d’être passé.e mes vacances d’été le plus longue de ma vie, qu’on se chattait via Internet tous les jours jusqu’à très tard, qu’on se discutait des personnages dans The L Word et s’échangeaient la stratégie pour regarder cette série et ses scènes de sexe sans être grillé.e par les parents. Je m’identifiait comme une lesbienne, mais plus concrètement, comme des rares représentations que je pouvait trouver à cet époque-là: des lesbiennes vivent en occident, souvent des personnes blanches issues de la classe moyenne, ou alors comme la personnage Shane dans la série, grande et maigre, symbole sexy de mode “playgirl”, l’aspiration pour être ou vivre comme ces personnes, être intégré.e un jour par ce genre de communauté s’inscrivaient dans mes motivations pour partir, pourrait effectivement déjà donner la cause à mes désenchantements quelques années plus tard
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Pourtant, n’importe quel mot qu’on utilise pour me décrire aujourd'hui, mon lesbianisme ou queerness ou transness n’ont pas été apportés par ce qui vient de l’occident, et dans la société d’où je viens, leurs différenciations sont moins distinctives.
En 2005, une télé-réalité d’un concours national de chant pour femmes chanteuses Super Voice Girls a marqué un succès historique en Chine. La championne finale Li Yuchun (Chris Lee) était brillée sur la plateau par sa performance charmante et son style androgyne, son adoption du style "tomboy" a eu un impact profond sur la jeunesse chinoise, en particulier sur les jeunes femmes, en démontrant qu’il est acceptable de s'éloigner des normes de genre rigides et de se conformer à son propre style personnel non conforme aux attentes traditionnelles de féminité, elle a ouvert la voie à une plus grande acceptation de la diversité de genre et a contribué à élargir les perceptions de la féminité et de la masculinité dans la société chinoise. Étant inspiré.e de Chris Lee, j’avais opté mon propre style de mode “T” avant de me réaliser d’être lesbienne.
Dans la communauté LGBTQ chinois, la lettre T correspond au mot “butch”, une lesbienne qui présente une identité ou une expression de genre masculine, tandis que la lettre P décrit une lesbienne qui présente une identité ou une expression de genre féminine. La différenciation T/P existe certainement pour déterminer des pratiques sexuelles et distribuer les rôles dans le couple, mais si butch et femme sont nés dans les années 1950, le schéma T/P fait partie d'une sous-culture de la jeunesse queer qui date de l'ère de l'internet, ce que sa fluidité reflète. T et P ne vont pas toujours ensemble, par exemple: il y a aussi "TTL" pour l'amour T-avec-T, ou "PPL" pour les Ps relationnent avec d'autres P. Il existe aussi H pour "half", signifiant "aucune distinction” (versatile). En plus, la catégorie contient de nombreuses nuances et saveurs différentes, du 铁T (iron T, “tiě tī” ) ou stone butch dont les parties sexuelles du corps sont intouchables, au 娘T (efféminante T, “niáng tī”) dont l'apparence féminine dément l'intérieur d'un T. La lettre T a aussi brouillé la distinction entre l’identité butch et transgenre: les frontières entre les femmes butch, les personnes masculines genderqueer et les hommes trans. Moi-même en tant que jeune T à l’époque, avais porté des binders pour me sentir plus à l’aise dans la socialisation, avec d’autres T on s’appelait “frère” entre nous, certains ont débuté la transition quelques années plus tard comme moi, j’ai découvert aussi aujourd'hui pas mal d’exemples sur les réseaux sociaux que les T ont choisi d’obtenir une mastectomie tout en s’identifiant lesbiennes, que les personnes trans masculines en transition hormonale se revendiquent toujours lesbiens et sans se faire rejeter.
Malgré toute l'homophobie et la réglementation des genres dans la société chinoise, les tomboys ou les T sont également acceptés pour ce qu'ils sont. En effet, la masculinité féminine inspire un certain respect dans le paysage culturel de la Chine continentale (comme l'explique Jamie J. Zhao maître de conférences sur le genre, la sexualité et la culture pop à l'université Xi'an Jiaotong-Liverpool). À l'époque de Mao et particulièrement pendant la révolution culturelle, l’image d’une femme idéale était stoïque, puissante et musclée, cette image a été hérité par les anciennes générations avant moi, il n’est donc pas anodin que mes deux parents qui ne m’ont jamais imposé à “comporter comme une fille”, ou “habiller comme une fille”, cette liberté a en effet allégé mon enfance.
Aujourd’hui le mot “fluidité” apparaît souvent sous nos yeux, sous l’aspect écologique, social, artistique etc, explique notre envie d’appréhender une continuité, une mobilité, une manière de penser hors d’un cycle concentrique et de la binarité définitive. J’ai parlé dans mon mémoire de Master que la rigidité (voire l’absurdité) dans la langue française (et dans plupart des langues indo-européennes) de demander s’accorder de genre masculin/féminin faisait concrétiser la binarité de genre en notre manière de parler, d’écrire enfin de penser, conditionnent ses utilisateur.rices des très jeune âges dans des différents aspects.
Alors que je trouve fascinant que cette lettre T peut englober des multiples identités, et plus profondément cette multiplicité et fluidité à l’intérieur d’une identité. Lorsque je me qualifie de T, c'est en reconnaissance de l’espace mouvant que j'occupe déjà.




